Face à la crise, quel altermondialisme ?
samedi 31 janvier 2009

Face à la crise, quel altermondialisme ?

Un nouveau Forum social mondial s’ouvre à Bélem la semaine prochaine. Depuis sa première édition, en 2001, à Porto Alegre, s’il a élargit son assise géographique, il a perdu en dynamisme. L’Humanité des débats ouvre le dossier samedi.

Le mouvement altermondialiste renvoie à tant de réseaux, de regroupements et d’associations qu’il peut paraître impropre de parler de mouvement. Mais si l’on se réfère aux documents fondateurs, comme par exemple la charte des principes du forum social mondial (FSM) élaborée en 2001, on constate que la diversité y est affichée comme une valeur cardinale, précisément fédératrice en elle-même. C’est du travail de celle-ci, au fond, qu’est attendue l’émergence de « l’autre monde possible ». La confiance dans la puissance de la multitude semble bien, cependant, toucher à ses limites. Lors du Forum de Porto Alegre, en 2005, un clivage est apparu au grand jour entre ceux qui, à l’instar du militant de la théologie de la libération Chico Whitaker, entendent perpétuer le FSM comme « espace ouvert » sans consensus stratégique, et ceux qui, comme Bernard Cassen, cherchent à dégager un socle commun de propositions, un véritable manifeste. Ce débat met aux prises deux conceptions du rapport au politique, l’une de méfiance plus ou moins revendiquée, l’autre plus dialectique, s’appuyant sur les expériences vénézuélienne et bolivienne. Dans le contexte de la crise systémique du capitalisme, le Forum social mondial de Belem, qui se tiendra du 27 janvier au 1er février, relancera certainement la discussion.

Le fait que les États des pays riches volent au secours de leurs banques en laissant dépourvues les populations face aux conséquences sociales de la crise valorise encore davantage, par contraste, les expériences gouvernementales alternatives au néolibéralisme. Si l’altermondialisme assume un caractère « interclassiste » et mise sur une « société civile mondiale », il ne peut nier que la classe des capitalistes a des relais pour le moins privilégiés au niveau de l’écrasante majorité des États du globe. Sauf à s’enfermer dans l’inconséquence, l’altermondialisme devra bien envisager de dépasser la posture de contre-pouvoir et s’interroger sur les moyens à mettre en œuvre pour que les peuples arrachent enfin le pouvoir aux oligarchies financières.¶ Laurent Etre

Article paru le 24 janvier 2009

Altermondialisme. Une tendance à fuir la question politique

PAR MARC MANGENOT, ÉCONOMISTE ET SOCIOLOGUE, FONDATION COPERNIC

Les forums sociaux, dont l’idée est née après Seattle (1999), se sont constitués en lieux d’où pouvaient surgir des pensées nouvelles et de nouvelles formes d’organisation ou de convergences à différents niveaux. L’ambition affirmée des forums sociaux se résumait et se résume encore dans la formule « un autre monde est possible », sans volonté d’uniformiser. Au contraire, prévaut l’idée qu’un autre monde doit être fondé sur la capacité de chaque société ou région de se construire selon ses vues propres, en coopération, c’est-à-dire à l’opposé de la guerre (répudiée comme moyen de régler des différends) et de la concurrence (autre guerre qui contraint et enrôle le monde du travail : salarié, paysan, artisan, sous-employé, sans emploi…).

Autant dire que les forums sociaux sont confrontés tout à la fois aux firmes capitalistes et aux institutions politiques nationales et internationales, et ce faisant au champ politique et aux organisations politiques partidaires. Toutefois, au sein des forums sociaux les débats ne portent pas directement sur ces points. Au sein des forums sociaux, la question de savoir comment se saisir du politique n’est pas posée ou, plus exactement, n’est pas formulée. Les forums sociaux sont dans le champ politique, mais ils tendent à fuir la question politique. Il y a de multiples raisons à cela : des divergences quant à l’analyse des causes des désastres constatés, des divergences quant aux objectifs au-delà des affirmations de principes, des méfiances nées des expériences politiques réelles qui ont marqué, de façon spécifique, aussi bien l’Est que l’Ouest ou le Sud, pour parler en termes simplifiés. Avec l’aggravation de la crise, depuis dix-huit mois, la question devient cependant plus aiguë.

Les forums sociaux, après une longue période d’évitement, pourraient et devraient s’engager plus explicitement dans le champ politique, en débattre à tout le moins, confronter les vues et les expériences sociales et politiques, organiser des convergences, voire des coordinations permettant d’engager le fer aussi dans la sphère politique. L’analyse des réponses apportées par les pouvoirs en place en montre l’urgence et la nécessité. Ces réponses ne parlent que de relancer, régulariser, « moraliser » un système dont la faillite, les contradictions et les méfaits sont patents. Ce n’est pas, en effet, l’irrationalité ou la « malhonnêteté » de certains spéculateurs qui ont déclenché cette crise majeure. Ce sont les mécanismes mêmes du capitalisme (et les marchés financiers quasiment libérés de toute règle et de tout contrôle efficace) qui sont à l’origine de ce qui est offert aux citoyens comme spectacle d’un désastre dont ils sont les victimes. Il faut choisir entre la spéculation et le profit, d’un côté, et l’utilité sociale, d’un autre, entre le capital et le travail, entre la barbarie et la vie.

Altermondialisme. Un mouvement confronté à la crise de la mondialisation

PAR GUSTAVE MASSIAH, PRÉSIDENT DU CENTRE DE RECHERCHE ET D’INFORMATION POUR LE DÉVELOPPEMENT (CRID).

Le mouvement alter-mondialiste s’affirme comme un mouvement historique qui s’inscrit dans la durée et renouvelle les mouvements historiques précédents. La décolonisation, les luttes sociales, l’impératif démocratique et les libertés constituent la culture de référence historique du mouvement altermondialiste. La stratégie du mouvement altermondialiste s’organise autour de la convergence des mouvements sociaux et citoyens qui mettent en avant la solidarité, les libertés et la paix.

À travers les forums, une orientation stratégique s’est dégagée, celle de l’accès de tous aux droits fondamentaux. La question stratégique est centrale. Elle soulève la question du pouvoir qui renvoie au débat sur l’État et sur le politique, et à la question du modèle de transformation sociale et de la nature du développement. Le mouvement altermondialiste est confronté à la crise de la mondialisation capitaliste dans sa phase néolibérale. L’incertitude demeure sur les temps et les horizons de la crise. Pour autant, la crise du néolibéralisme ne signifie pas sa disparition inéluctable. Plusieurs scénarios sont possibles à moyen terme, avec plusieurs variantes : un néolibéralisme conforté, une dominante néoconservatrice, une variante néokeynésienne. Une issue complètement altermondialiste est peu probable à court terme, mais le renforcement du mouvement altermondialiste pèsera sur les issues possibles.

Il reste une discussion sur la suite de ce cycle à venir, posant, pour les trente ou quarante prochaines années, la question historique d’un dépassement du capitalisme et donnant ainsi une portée nouvelle à l’altermondialisme. Le premier danger concerne la pauvreté. La sortie de crise consistera à faire payer la crise aux pauvres, et d’abord aux discriminés et aux colonisés. Pour faire passer de telles politiques, il faudra beaucoup de répression favorisant des régimes autoritaires et même fascisants. Les risques de guerre sont aussi une issue classique des grandes crises. D’autant que le monde est déjà en guerre et que les conflits sont permanents et la déstabilisation systématique. Les dangers sont connus, les opportunités ouvertes le sont moins. Quatre opportunités sont ouvertes par la crise. D’abord, la défaite idéologique du néolibéralisme favorise la montée en puissance de la régulation publique. Ensuite, la redistribution des richesses redonne une possibilité de retour du marché intérieur, de stabilisation du salariat et de garantie des revenus et de la protection sociale, de redéploiement des services publics. De plus, le rééquilibrage entre le Nord et le Sud ouvre une nouvelle phase de la décolonisation et une nouvelle géopolitique du monde. Il s’accompagne d’une nouvelle urbanisation et des migrations qui sont les nouvelles formes du peuplement de la planète. Enfin, la crise du modèle politique de représentation rend incontournable la démocratie sociale et le renforcement de la démocratie représentative par la démocratie participative.

L’altermondialisme donne une perspective à la sortie de la crise actuelle dans ses différentes configurations. Il permet de fonder, contre les conservatismes autoritaires et répressifs, les coalitions pour les libertés et la démocratie. Il permet de lutter contre l’alliance possible entre les néolibéraux et les néokeynésiens en poussant les résistances et les revendications pour la modernisation sociale. Il permet de pousser le néokeynésianisme radical dans ses - limites. Il permet d’esquisser les alternatives qui caractériseront un autre monde possible. Mais il faut aller plus loin. Si le capitalisme n’est pas éternel, la question de son dépassement est d’actualité. Et nous pourrions commencer, dès maintenant, à revendiquer et à construire un autre monde possible.

Et maintenant, le post-altermondialisme…

PAR BERNARD CASSEN, SECRÉTAIRE GÉNÉRAL DE MÉMOIRE DES LUTTES, PRÉSIDENT D’HONNEUR D’ATTAC.

Chaque mouvement social ou politique est façonné par le contexte dans lequel il a pris naissance. Lorsque ce contexte se modifie sensiblement, la question se pose à lui de savoir s’il doit poursuivre linéairement sa tra- jectoire, au risque de se trans- former en objet vintage, ou bien s’il doit reconsidérer ses pré-supposés pour s’adapter à la nouvelle donne. Telle est la situation dans laquelle se trouve aujourd’hui le mouvement alter-mondialiste. S’il n’est pas advenu par génération spontanée, ce mouvement acquiert son identité propre et sa visibilité au tournant du siècle dernier avec trois dates symboliques : 1998 (création d’ATTAC à l’initiative du Monde diplomatique), 1999 (Seattle) et 2001 (premier Forum social mondial à Porto Alegre). Le fait qu’on lui donne un nom - d’abord « antimondialiste » puis « altermondialiste » - est significatif : il faut inventer un mot pour cristalliser la naissance d’un phénomène nouveau. Pour autant, tout le monde ne met pas le même sens derrière ce mot car le mouvement est une nébuleuse d’organisations qui ont chacune leur finalité, sont parfois concurrentes et se retrouvent seulement côte à côte de manière ponctuelle, principalement à l’occasion des forums sociaux. En raison de son hétérogénéité, ce mouvement ne peut avoir ni structuration permanente ni programme commun. Son unité se réalise seulement dans le rejet des politiques néolibérales et dans la conviction que cette réalité n’est pas immuable : « Un autre monde est possible. »

À la fin des années 1990, la forteresse néolibérale est au faîte de sa puissance : tous les gouvernements appliquent strictement les préceptes libéraux ; les traités européens les verrouillent, comme le font la Banque mondiale, le FMI et l’OMC à l’échelle planétaire. Cette toile de fond, se combinant à la diversité des composantes du mouvement altermondialiste, explique pourquoi la culture moyenne de ce dernier est une culture de contre-pouvoir, d’hostilité à tous les gouvernements (ou presque) et de méfiance envers les partis. Une décennie plus tard, la situation est bien différente. Le capitalisme est entré dans une crise structurelle. Le FMI, la Banque mondiale et l’OMC sont affaiblis et discrédités. Surtout, en Amérique latine, des gouvernements à forte assise sociale, à commencer par celui du Venezuela, mettent en oeuvre des politiques de rupture allant dans le même sens que celles réclamées à l’occasion des forums : les forces populaires ne sont pas condamnées au statut d’éternelles opposantes.

Le mouvement se trouve au pied du mur : va-t-il faire comme si de rien n’était, se draper dans son autonomie, et avoir avec Hugo Chavez, Evo Morales, Rafael Correa ou Fernando Lugo les mêmes rapports qu’avec Felipe Calderon, Nicolas Sarkozy et, demain, Barack Hussein Obama ? C’est pour répondre à ce nouveau cadre historique que, lors d’un colloque tenu en janvier 2008, l’association Mémoire des luttes (www.medelu.org) a avancé le concept de « post-altermondialisme ». Là aussi, il fallait bien « baptiser » une perspective inédite. De quoi s’agit-il ? Certainement pas de se substituer au mouvement altermondialiste qui conserve toute sa pertinence comme facteur de « conscientisation » et d’agglutination de forces très diverses. Il s’agit - à partir de lui, et pas contre lui ou à sa place - de procéder à un essaimage, d’imaginer de nouvelles configurations prenant notamment la forme d’actions et d’initiatives communes entre les mouvements sociaux qui le désirent et les partis et les gouvernements engagés dans des processus de profonde transformation sociale. Les expériences menées en Amérique latine ne sont pas transposables telles quelles, par exemple en Europe. Sauf une : le primat de la volonté politique, l’irruption de la souveraineté populaire.

Altermondialisme. La nécessité d’un débat stratégique

PAR THOMAS COUTROT, ÉCONOMISTE, MEMBRE DU CONSEIL SCIENTIFIQUE D’ATTAC.

Une issue progressiste à la crise actuelle du capitalisme, c’est-à-dire une issue juste, écologique et démocratique, ne pourra l’emporter que portée par une vaste alliance sociale internationale, interclasses et pluraliste, que l’actuel mouvement alter- mondialiste préfigure. Celui-ci doit commencer à se penser et à se poser comme le creuset d’une refondation coopérative de l’organisation du monde (« l’autre monde possible »). L’orientation majoritaire des couches dominantes, à la suite de l’élection d’Obama, est désormais de renflouer l’économie à court terme par un soutien massif aux banques, aux grands groupes et à la consommation des ménages, et à long terme par une relance de l’accumulation « verte » : le Green New Deal. Vu la gravité de la crise économique et sociale, et l’absence de marges de manoeuvre budgétaires à moyen terme, le succès est peu probable, et les dirigeants reviendront sans doute à des formes de légitimation autoritaires, - sécuritaires et nationalistes. Le débat central est à mon avis le suivant : faut-il se contenter de soutenir les propositions de « néokeynésianisme vert », pour les radicaliser et leur donner plus de chances de succès ? Ou faut-il viser dès maintenant un dépassement du capitalisme ? Dans le premier cas on se contentera de revendications destinées à « gauchir » et à « verdir » les politiques néokeynésiennes : réforme fiscale redistributive, taxes globales sur le CO2 et transactions financières, régulation de la finance, régulation écologique et sociale des marchés de biens et de services… On pourrait en effet démontrer qu’une politique néokeynésienne verte devra être fortement redistributive pour réussir. Nous - devrons bien sûr exiger ces mesures et soutenir tout gouvernement qui les mettra en oeuvre. Mais peut-on se satisfaire de la relance d’un système capitaliste productiviste, même « verdi » ? La reprise de l’accumulation - capitaliste, même contrainte par des - régulations politiques fortes, demeurerait incompatible avec la nécessaire réduction des prélèvements sur les stocks de ressources renouvelables. En outre, elle déboucherait, à terme, sur une reprise de la concentration du pouvoir économique et un délitement des concessions démocratiques et sociales un temps accordées. Aujourd’hui plusieurs stratégies anticapitalistes coexistent dans le mouvement altermondialiste. Le projet léniniste classique - « contrôle ouvrier », auto-organisation des masses et conquête du pouvoir politique central par un parti révolutionnaire… - est porté par l’extrême gauche. Les partisans de la « décroissance » ou de la « relocalisation généralisée » visent quant à eux une révolution culturelle et des valeurs, qui passe principalement par des changements de comportements individuels et le choix d’une « simplicité volontaire ». La stratégie qui me semble la plus fructueuse, et qui présente d’ailleurs des points communs avec chacune des deux précédentes, serait un projet de type gramscien : le développement à long terme d’une « contre-hégémonie » de la société civile, via de multiples formes et expériences d’auto-organisation démocratique recherchant l’appropriation des mécanismes économiques et politiques par le plus grand nombre.