Paul Virilio. Un accident systémique… (le "nuage")
mardi 20 avril 2010
par jacques-emile

Pour le philosophe Paul Virilio, les conséquences de l’éruption volcanique en Islande révèlent les limites de notre modèle de développement basé sur l’instantanéité. Que vous inspire le nuage de cendres qui paralyse l’Europe depuis plusieurs jours ?

PAUL VIRILIO. Nous ne pouvons pas traiter cet événement en lui-même. Le XXIe siècle, lui-même, est éruptif. « Nous sommes entrés dans l’âge des conséquences », disait Winston Churchill. Que ce soit le tsunami, l’irruption en Islande, le krach financier ou les attentats, nous assistons à un accident systémique ou plutôt un accident de l’écosystème de la mondialisation. Ce qui est important, c’est le caractère sériel pour ne pas dire cyclique des catastrophes naturelles, industrielles, informationnelles.

Ces catastrophes seraient une remise en cause de notre modèle de développement…

PAUL VIRILIO. Tout à fait. Nous habitons le désastre de la globalisation. Tant économique qu’écologique. Aujourd’hui, les deux sont fondés l’un dans l’autre. L’empreinte écologique n’est pas simplement un phénomène de pollution des substances mais aussi une pollution des distances, c’est-à-dire l’instantanéité dont nous sommes les contemporains. La Terre est non seulement trop petite pour le progrès et le profit instantanés, mais l’est peut-être aussi, et cela est redoutable, pour la démocratie, la paix et la paix de l’esprit. Nous sommes sans arrêt bousculés, choqués par cette synchronisation des émotions qui remplace la standardisation des opinions. C’est ce que j’ai appelé le communisme des affects. Après la communauté d’intérêt des classes sociales, du communisme, nous sommes entrés dans une communauté d’émotion et cela est tout à fait redoutable.

Nos sociétés peuvent-elles faire face à ce type d’événement aussi imprévisible soit-il ?

PAUL VIRILIO. Évidemment. D’abord en prenant en compte la question de l’accélération, non seulement de la production mais aussi de l’histoire. Nous sommes dans une accélération du réel. L’immédiateté, l’ubiquité sont des phénomènes qui ne sont pas gérables plus longtemps. Les sociétés anciennes vivaient de l’accumulation de la matière, du foncier, de la quantité, c’était la géopolitique, la géostratégie, c’étaient les sociétés territorialisées. Désormais, avec le cybermonde, nous vivons dans l’ère du flux. Les flux dominent désormais les stocks. Ce qui a d’ailleurs fait sauter récemment la Bourse. Nous passons de la géopolitique, c’est-à-dire pour faire simple la Terre, à la dynamique des fluides qui l’emporte sur la mécanique des sols.

Ce nuage ne réintroduit-il pas un rapport un peu oublié entre la nature et l’homme, celui de l’homme devant nécessairement dominer son environnement ?

PAUL VIRILIO. Tout à fait, Lénine affirmait d’ailleurs que la Terre, la nature, n’est pas un temple mais un chantier. Il se trouve que nous avons foutu en l’air le chantier, que les dégâts du progrès sont très importants. Je ne sais pas s’il s’agit d’un temple mais le chantier est dans un sale état.

Pensez-vous qu’aujourd’hui les politiques en tiennent compte ?

PAUL VIRILIO. Absolument pas. Or, il y a urgence d’une université du désastre, c’est-à-dire d’une science qui s’interrogerait sur les désastres dus au progrès fondée par une attitude profondément rationnelle. Prenons comme image le crash test. Là où on fabrique des voitures, on fabrique également des accidents pour éviter les dégâts. Il serait temps que la science et la philosophie s’entendent au lieu de s’exclure, non pas pour régresser aux chèvres et à la voiture à cheval, mais pour aller plus loin et de l’avant.

ENTRETIEN RÉALISÉ PAR LIONEL DECOTTIGNIES

http://www.humanite.fr/2010-04-19_Societe_Paul-Virilio-Un-accident-systemique